Rien ne va plus chez Atos : vers un démantèlement ?
La fuite en avant du groupe informatique continue. En coulisses, Airbus et Kretinsky négocient toujours pour reprendre des actifs. Et au final, Atos pourrait bien être dépecé entre trois acheteurs.
Un plongeon vertigineux. Lors de la journée de vendredi, le cours de bourse de la société informatique Atos a plongé de plus de 20 %. Incontestablement, les marchés n’ont guère été convaincus par la publication intervenue le jour précédent des comptes semestriels du groupe. Les chiffres donnent le tournis : 600 millions de perte sur le premier semestre. Mais c’est surtout l’effondrement du flux de trésorerie disponible du groupe informatique qui inquiète actionnaires et investisseurs, passant de -555 millions à -969 millions d'euros, bien en dessous des attentes des analystes. Abyssal : en six petits mois, Atos a brûlé près de 1 milliard d'euros de cash !
La panique gagne le management
La direction tente de justifier cette situation financière par le coût du plan de réorganisation en cours (estimé à 274 millions d’euros sur les six derniers mois !). Ce projet de découpage en deux entités, voulu par Bertrand Meunier, le président du conseil d’administration, avait déjà donné des signes de faiblesse au printemps dernier, comme je l’avais relaté dans un article précédent. Inefficace, manifestement coûteux, il est clair, pour de nombreux observateurs, que ce découpage ne permettra pas de sauver cette entreprise de 110 000 salariés (dont 20 000 en France).
Malgré les critiques et la tentative des petits actionnaires en juin dernier pour le déloger de son poste, Bertrand Meunier reste droit dans ses bottes et explique à ses troupes que tout se déroule comme prévu. Au sein du groupe informatique, la confiance est pourtant rompue, la panique gagne le management, des cadres partent. Atos semble sans cap ni boussole. C’est que les cessions envisagées ces derniers mois ne pourront pas résoudre l’équation financière à laquelle doit faire face le groupe. Et selon mes informations, si aujourd’hui l’exploitation continue de perdre de l’argent, le pire est à venir avec le remboursement de la dette l’année prochaine (l’échéance doit en effet intervenir à la fin 2024). Pour ne rien arranger, les risques juridiques s’accumulent. Les commissaires aux comptes et les auditeurs sont sous pression.
Seuls les conseils d’Atos et les banquiers d’affaires présents dans le dossier gardent le sourire, profitant de leurs honoraires non rendus publics, ou alléchés par leurs fees à venir. Jean-Marie Messier, David Azéma chez Perella Weinberg Partners (PWP), et Rothschild & Co travaillent tous sur le cas Atos.
Le conseil d’administration a duré huit heures
Au sein de son conseil d’administration, Bertrand Meunier peut compter aussi sur Alain Minc et Jean-Pierre Mustier, l’ancien banquier de la Société Générale (qui a commencé sa carrière dans les années 1980 comme trader sur les produits dérivés), nommé notamment pour remplacer Édouard Philippe. L’ancien Premier ministre était en effet administrateur d’Atos depuis 2020, mais a préféré partir devant l’amoncellement des nuages noirs au-dessus du groupe informatique.
Signe d’une tension maximale : jeudi dernier, le conseil d’administration d’Atos a duré près de huit heures. J’ai pu recueillir plusieurs éléments qui ont été présentés à cette occasion et qui n’ont pas fuité jusqu’à présent dans la presse. Ainsi, après avoir présenté les résultats semestriels du groupe, Meunier a tenté de montrer aux administrateurs qu’il avait encore un cap et que son projet de découpage tenait toujours la route.
Augmentation de capital contre cession de Tech Foundations
Le président du conseil d’administration a annoncé une augmentation de capital d’Atos, à laquelle vont participer de concert les milliardaires Marc Ladreit de Lacharrière et Daniel Kretinsky (qui sont déjà associés dans le dossier Casino). Cette augmentation de capital s’élèverait à 300 millions d’euros (le chiffre de 350 millions a également été évoqué).
Cette opération comprendra en fait la cession de la filiale d’infogérance d’Atos, appelée Tech Foundations, à Daniel Kretinsky (associé donc à Marc Ladreit de Lacharrière). Pour ce dernier qui négocie avec Atos depuis des mois pour ravir Tech Foundations, c’est une nouvelle fois « tout bénef ». Même si tout n’est pas finalisé, le milliardaire tchèque souhaite bénéficier en retour d’une soulte confortable. Un généreux cadeau qui lui permettra de financer sa participation au capital d’Atos… Toutefois, cette perspective ne plaît guère aux banques créancières d’Atos, la JP Morgan, et surtout BNP Paribas, alors que la dette d’Atos s’élève désormais à 2,32 milliards d'euros, mais dans ce dossier, ces dernières vont surtout tenter de préserver leur intérêt.
Reste que si Kretinsky et Meunier sont tombés d’accord, ce « montage » n’est pas encore passé au vote lors du fameux conseil et n’a donc pas pu être rendu public (Avant la tenue du conseil d’administration, Bertrand Meunier, que j’avais contacté via sa communicante Anne Méaux, n’a pas souhaité s’exprimer). Au vu de son importance, il serait étonnant qu’une assemblée générale exceptionnelle des actionnaires ne soit pas convoquée prochainement pour adouber cette augmentation de capital doublée d’une cession. « Qui négocie pour Atos avec Kretinsky ? Meunier, alors qu’il n’est pas mandataire social ? La direction d’Atos ? Personne ne le dit. On n’est informé de rien, c’est l’opacité la plus totale ! », fulmine d’ailleurs un petit actionnaire qui en a assez de se retrouver devant le fait accompli depuis des mois. Malgré les critiques des actionnaires, l’Autorité des marchés financiers (AMF) reste silencieuse. Interrogé au sujet d’Atos, son service de communication me répond : « l’AMF est tenue au respect du secret professionnel et ne fait aucun commentaire sur les dossiers en particulier ». Silence radio également côté du cabinet de Bruno Le Maire, le ministre « de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique », qui suit pourtant le dossier de près.
[Actualisation mardi 1er août : ce matin, Daniel Kretinsky et Atos ont finalement officialisé la vente de Tech Foundations contre la participation à une augmentation de capital dans Evidian. Une augmentation de capital qui s’élèvera au total à 900 millions d’euros avec la participation à la hauteur de 217,5 millions d’euros pour Kretinsky et Lacharrière, soit 7,5 % d’Evidian. À travers cette opération (participation dans l’augmentation de capital contre cession), Daniel Kretinsky ne déboursera que 100 millions pour récupérer Tech Foundations]
Airbus espère toujours mettre la main sur BDS
D’autant que le dossier Atos n’intéresse pas uniquement Daniel Kretinsky. Malgré les fortes résistances au sein de l’éco-système de Défense français, les discussions avec Airbus continuent. Après avoir donné une fin de non recevoir assez brutale en mars dernier à la proposition de Bertrand Meunier d’entrer à la hauteur de 30 % au capital d’Évidian, la filiale d’Atos qui comprend les stratégiques activités cybersécurité et supercalculateurs, l’avionneur a bien continué à échanger avec le groupe informatique. Or si Airbus a refusé dans un premier temps la proposition de Meunier, c’est que le groupe aéronautique convoitait surtout la division BDS (Big Data & Security) au sein d’Évidian.
Justement, selon mes informations, les discussions en cours entre Atos et Airbus concernent désormais une cession de BDS à l’avionneur, bien que l’entourage de Meunier me fait dire « qu’Atos n’a aucun intérêt de se séparer de BDS car cela ferait perdre de la valeur à Evidian ». En réalité, les deux groupes ne seraient pas encore tombés d’accord sur la valeur de BDS.
Le scénario d’un démantèlement se précise
En attendant, Atos pourrait avoir trouvé un acheteur supplémentaire pour d’autres actifs. Début juillet, le businessman David Layani (One Point), qui n’a cessé ces derniers mois de montrer son intérêt pour le groupe informatique, semble avoir remporté un feu vert auprès de son management, pour récupérer le reste de la filiale Evidian (sans BDS donc), comme une partie de son entourage me le confirme.
Alors que cela fait des mois que la bataille autour d’Atos est engagée, à coup de campagnes médiatiques, de négociations menées via une nuée de banquiers d’affaires, et de lobbying auprès des pouvoirs publics, le groupe informatique, devant faire face à de nombreuses difficultés dans l’ensemble de ses branches, et se trouvant finalement au bord de la faillite, pourrait être finalement vendu par appartements.
Ce scénario du démantèlement, la direction d’Atos l’a toujours nié, et continue d’expliquer que son projet de découpage tient la route. Mais dans la torpeur de l’été, et à la faveur du silence des pouvoirs publics, on pourrait en fait assister en coulisses à une véritable liquidation du groupe informatique entre trois acheteurs. D’ailleurs, le groupe de Défense Thales, qui convoitait également BDS depuis de nombreux mois, a annoncé la semaine dernière le rachat de la société américaine de cybersécurité Imperva. Comme un lot de consolation ?
L’ardoise magique du capitalisme français
Pour Atos, un scénario alternatif est-il encore possible ? « Rien n’est possible tant que Meunier est là, cingle un observateur. Depuis qu’il a pris la main, la valeur de l’entreprise a été divisée par 10. C’est une sanction terrible, sans appel. Si une alternative doit se faire, c’est sans lui. Il faut que les pouvoirs publics ainsi que les banques réclament son départ ». Étrangement, au cœur de l’été, le silence prévaut. Et comme on a pu le voir ces derniers mois avec les dossiers Orpéa et Casino, la « restructuration » d’Atos semble se faire loin des regards des actionnaires et des obligataires.
Dans le dossier Casino, où l’on retrouve Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière, ces derniers vont mettre 900 millions d’euros contre un effacement de la dette de près de 5 milliards d’euros. Et dans le dossier Orpéa, dans lequel certains actionnaires ont porté plainte, la dette de l’entreprise a été réduite de 3,8 milliards d’euros. Ces derniers temps, le capitalisme français semble ivre d’une ardoise magique. Comme le rappelle Mathias Thépot dans Médiapart, ces effacements de dette ont notamment été rendus possible par la nouvelle « procédure de sauvegarde accélérée », instaurée par une ordonnance du 15 septembre 2021, qui donne la possibilité, lorsqu’une société se retrouve en grande difficulté financière, de se passer dans l’urgence de l’avis des actionnaires et d’une partie minoritaire des créanciers pour mettre en œuvre un plan de restructuration.
Une fois de plus, on convertit de la dette privée en dette publique, comme on l'a fait avec les banques en 2008...