Le fiasco du projet de découpage d’Atos
Après la fin des discussions entre Airbus et Atos, où va le groupe de services informatiques ? Pourquoi ses activités supercalculateurs nécessitent un vrai projet industriel soutenu par l'État...
C’est l’histoire d’une énième vente à la découpe sans projet industriel. Tout a commencé à la mi-février par un simple communiqué de presse. Atos, le géant français de services informatiques (110 800 salariés dans le monde), annonçait entamer des discussions avec Airbus en vue de céder 29,9 % de sa filiale Evidian, qui comprend les stratégiques activités cybersécurité et supercalculateurs. Depuis l’automne dernier, l’idée d’une « scission » du groupe informatique était déjà largement éventée par les médias économiques (après avoir été discrètement présentée en juin par la direction). À la manœuvre : la boîte de communication Image 7 dirigée par Anne Méaux, la « papesse » de la com’ du CAC 40, qui travaille pour Atos. Parmi les prédateurs potentiels, on apprenait que le groupe One Point de David Layani, un proche d’Emmanuel Macron, rêvait de ravir la pépite du groupe informatique, tout comme Thales, le groupe de Défense. Au coeur des convoitises : la division BDS (Big Data & Security), héritage du mythique groupe Bull, concentrant les compétences françaises dans les supercalculateurs, et en contrat avec de nombreux acteurs de la Défense.
À l’origine, c’est Thales qui aurait proposé une découpe d’Atos espérant mettre la main sur BDS. Car le groupe de services informatiques est mal en point. Lourdement déficitaire en 2021, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, Atos, qui a toutefois divisé par trois sa perte nette l’année suivante, a très mal pris le virage du cloud. Surtout, après dix ans de règne de Thierry Breton (aujourd’hui Commissaire européen pour le marché intérieur), sous lequel a notamment été décidée la cession des activités dans le traitement sécurisé des transactions de paiement pour les banques (ce qui amènera à la création de la société Worldline), le groupe informatique a multiplié les erreurs stratégiques, au point que Siemens, son principal actionnaire, décida fin 2022 de passer sous la barre des 5 % du capital et des droits de vote. Compétences envolées, acquisitions mal digérées, désorganisation, faiblesse des actionnaires, les défis pour Atos sont multiples, sa survie incertaine, et l’héritage Breton pèse lourd.
Azéma et Rothschild, les banquiers d’affaires à l’affût
C’est dans ce contexte difficile que Bertrand Meunier, devenu président non exécutif d’Atos à la suite de Thierry Breton, s’est mis dans la tête de proposer un projet pour le groupe… Un projet financier. Logique : le polytechnicien Meunier a en fait un pur profil financier. Venant du private equity et des LBO, il est passé successivement ces dernières années par la Financière le Play, puis M&M Capital, PAI Partners, et enfin CVC Capital Partners. Chez Atos, Meunier peut s’aider sur deux administrateurs de « poids », l’ancien Premier ministre Édouard Philippe nommé dès septembre 2020 (quelques semaines à peine après son départ de Matignon…) et René Proglio, célèbre banquier d’affaires de la place de Paris (dirigeant de Morgan Stanley à Paris durant de nombreuses années et frère d’Henri, l’ex PDG d’EDF et Veolia).
Alléché par la situation fragile du groupe informatique, deux banques d’affaires vont proposer leurs services à Meunier. D’abord, Perella Weinberg Partners (PWP), une boîte américaine qui a ouvert des bureaux à Paris en 2018, ainsi que la banque Rothschild & Co.
Chez Perella, c’est le célèbre banquier d’affaires David Azéma, dont le nom est apparu dans les dossiers Alstom et Veolia, ancien haut fonctionnaire de Bercy, un temps big boss de la très stratégique APE (Agence des Participations de l’État), qui a construit ces dernières mois la solution Airbus pour Atos. Il est aidé pour ce projet de Stéphane Richard, l’ancien patron d’Orange, énarque comme Azéma, et qui a rejoint Perella l’année dernière. Les deux ont popularisé la solution Airbus pour Atos, ou plus exactement pour Evidian, auprès des pouvoirs publics, et notamment à Bercy. De son côté, la banque Rothschild a amené le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky à s’intéresser aux métiers historiques d’Atos rassemblés dans la filiale Tech Foundations. Début mars, on apprenait ainsi dans Le Monde que le groupe de Kretinsky était entré en négociation avec Atos pour reprendre Tech Foundations : « Atos écartelé entre Airbus et Daniel Kretinsky », titrait opportunément le quotidien du soir. Un éventuel deal facile pour la banque d’affaires de l’Avenue de Messine : si les banquiers de Rothschild travaillent bien pour Atos, c’est surtout eux qui ont aidé le milliardaire Daniel Kretinsky à débarquer dans le capitalisme hexagonal depuis 2017.
Les nuages noirs s’accumulent sur le projet de découpage
Rien ne va pourtant se passer comme prévu pour le plan Azéma / Airbus pour Atos. D’abord, la direction d’Atos estime la valeur totale de sa filiale Evidian à 7 milliards d’euros, une valorisation beaucoup trop importante pour Airbus. Chez l’avionneur, les actionnaires toussent, notamment le fonds TIC qui le fait savoir haut et fort. Au point qu’Airbus, après l’annonce des communicants Atos à la mi février, n’a jamais réellement confirmé l’opération Évidian publiquement. Et fin mars, le couperet tombe : l’avionneur annonce dans un communiqué mettre fin aux discussions engagées avec Atos pour acheter 29,9 % du capital d’Évidian. Immédiatement, l’action du groupe dévisse (de 18 %). « Airbus et Atos continuent de discuter d’autres options potentielles », écrit toutefois Airbus en maniant l’euphémisme. Pour Bertrand Meunier, ses équipes, et ses conseils banquiers d’affaire, le coup est rude.
En réalité, pour l’équipe Meunier, les nuages noirs se sont accumulés sur son projet de découpage d’Atos. Au-delà des hésitations d’Airbus, c’est toute la justification financière de l’opération qui est tombée à l’eau ces dernières semaines. Sur le papier, l’ouverture du capital d’Evidian se justifiait avant tout par le fait de pouvoir valoriser cette partie plus profitable d’Atos permettant de financer la restructuration des activités moins profitables de Tech Foundations. Or, les banques d’Atos voyaient déjà d’un mauvais oeil ce projet après avoir déjà prêté près de 2 milliards au groupe de services informatiques pour assurer ladite restructuration du groupe. Mais surtout, les résultats 2022 d’Atos sont venus totalement chambouler ces plans : avec une sous performance inattendue d’Evidan, obtenant une marge opérationnelle de 5 % (et non de 10 % comme espérée), bien deçà de la concurrence (Capgemini est par exemple à 13 % en 2022), et avec une stabilisation de la situation de Tech Foundations. Dans ces conditions comment financer la restructuration de cette dernière entité par une activité moins rentable que prévue ?
La scission, un non sens industriel
Ce n’est pas le seul problème. Car le projet de scission de la direction d’Atos implique en réalité des problèmes opérationnels et industriels colossaux. Car les technologies d’Evidian sont aujourd’hui principalement utilisées par les activités de la filiale Tech Foundations. D’un côté, on trouve donc les compétences, métiers et ressources du cloud, de l’autre, le socle de clients à travers des contrats d’infrastructures. Séparer les deux entités impliquerait une perte de valeur considérable. Un non sens industriel. Résultat, en interne d’Atos, les syndicats sont désormais vent debout contre la perspective d’un tel split et face aux difficultés, la décision a d’ores et déjà été prise par la direction de ne pas faire la scission comme prévu en juillet. Bref, après toute l’agitation de communication dans la presse de ces dernières semaines, à grands renforts de communiqués d’Atos, il est désormais urgent d’attendre.
Une chose est sûre : toute cette séquence aura considérablement fragilisé Bertrand Meunier à la tête d’Atos. Alors que la date de la future assemblée générale des actionnaires d’Atos n’est toujours pas fixée, ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter un renversement de Bertrand Meunier à la tête du groupe. « Il y a de grosses pressions pour qu’il parte », me confirme un haut cadre d’Atos. Selon la Lettre A, c’est notamment les fonds minoritaires comme Sparta Capital ou Sycomore Asset Management qui poussent dans ce sens, et qui testeraient déjà un nouveau « ticket », composé de Bernard Bourigeaud, l’un des pères fondateurs d’Atos, qu’il a dirigé pendant dix-sept ans, président non exécutif de Worldline depuis fin 2021, et Vincent Rouaix, conseiller du groupe Inetum en matière de fusions acquisitions.
Au sein de l’État, la Défense se rebiffe sur Atos
La machine Meunier s’est également grippée car la solution Airbus proposée par David Azéma a fini par prendre l’eau du côté de l’État français. Si, dans un premier temps, le gouvernement a plutôt regardé d’un bon œil l’opération, les oppositions à Airbus au coeur de l’État se sont vite multipliées. Certes, à Bercy, le ministre Bruno Le Maire et les hauts fonctionnaires des Finances avaient tous été conquis par l’argumentaire des financiers David Azéma et Bertrand Meunier. Encore aujourd’hui, la seule vision de Bercy sur Atos est… financière. Peu importe, si désormais, l’Union Européenne semble vouloir prendre en compte également les considérations stratégiques dans le développement de son industrie ou si le président français ne cesse d’en appeler à « l’autonomie stratégique » de l’Europe.
À Bercy, le dogme des banquiers d’affaires de la découpe facile et des fees confortables continue de régner en maître, malgré les polémiques de ces dernières années. Résultat, au sein de l’État, l’offensive anti Azéma et anti Airbus est venue du ministère de la Défense, et notamment de la Direction Générale de l’Armement (DGA) et de la DAM (Direction des Applications Militaires) qui gère la force de dissuasion nucléaire, deux gros clients des stratégiques supercalculateurs de la pépite BDS d’ATOS. La DAM comme la DGA ont exprimé fortement leur opposition à la solution Airbus pour Atos auprès l’Elysée, où Alexis Kohler se chargeait de gérer ce dossier sensible et « de compter les points », selon un observateur du dossier.
Bercy l’oublie, mais historiquement, les compétences françaises dans les supercalculateurs ont été soutenues à bout de bras par l’État pour assurer l’autonomie de la force de dissuasion, face aux États-Unis (notamment après la sortie de De Gaulle du commandement intégré de l’OTAN). Après l’échec du plan calcul, la nationalisation de Bull sous Mitterrand permettra à la France de préserver d’une manière indépendante ses capacités en supercalculateurs, mais les échecs de gestion se multiplient et le gouvernement amorce une privatisation complète dans les années 2000. Bull se concentre alors principalement sur les supercalculateurs pour ses clients sensibles, le CEA et la DAM, avant d’être racheté par Atos en 2014.
L’épouvantail allemand pour les tenants de la bombe
Cette histoire stratégique de l’informatique française pousse aujourd’hui la DAM et la DGA à défendre auprès du château à une solution 100 % française pour ATOS, la seule permettant de conserver l’autonomie complète de la force de dissuasion nucléaire. Car contrairement aux apparences, les activités militaires et stratégiques d’Airbus, regroupées dans Airbus Defence and Space, sont aujourd’hui principalement allemandes et localisées outre-Rhin. « Cette opération Airbus étaient en fait destinée à embêter Thales », croit savoir un initié du complexe militaro-industriel français, « d’où la montée d’un “tout sauf les Allemands” au sein de l’État français, et notamment à la Défense » . De fait, Airbus ne fait pas partie de l’écosystème stratégique français.
D’autant plus que la rivalité entre Airbus Defence and Space et Thales remonte à loin. Dans les années 1990, ces activités outre-Rhin ne s’appelaient pas Airbus mais DASA qui s’était lancé dans le programme d’avion de combat Eurofighter Typhoon en concurrence frontale avec le Rafale français de Dassault et équipé électroniquement par Thales. Plus tard, une guerre commerciale a opposé en Arabie Saoudite le missile Crotale français de Thales avec le Mica VL d’EADS (avant que le groupe devienne Airbus). La partie fut alors remportée par Thales.
Et aujourd’hui, l’affrontement se situe autour du contrôle de la plateforme de combat du futur en Europe, à travers les discussions sur le SCAF (système de combat aérien du futur), qui vise, à terme, de coaliser des avions différents dans un système unifié de systèmes d’information, de transmission de données, de détection, d’intelligence artificielle… Dans ce contexte, Airbus Defence qui dispose de tout un tas de systèmes d’armes concurrents de Thales souhaite entrer dans l’écosystème Atos en espérant au final mettre un pied dans le cloud militaire français. Un véritable casus belli. Airbus, déjà présent historiquement dans les programmes d’avions européens Tornado et Typhoon, se retrouve en frontal en France avec Dassault et Thales.
Bien évidement, les considérations bassement financières de Bercy apparaissent presque puériles dans ce contexte. Lors des discussions entre Thales et les hauts fonctionnaires au sujet d’Atos, ces derniers n’ont cherché qu’à maximiser les prix plutôt qu’à réfléchir au mécano industriel d’ensemble. Selon nos informations, Thales serait d’ailleurs toujours intéressé par les pépites d’Atos, notamment dans la partie cyber et supercalculateurs. L’État doit donc réfléchir à une solution viable pour conjuguer optimisation industrielle et préservation des activités et des compétences. D’autant qu’au delà des considérations de Défense, le cloud, les calculateurs, le cyber, les services, les besoins de stockage et de calcul vont exploser avec l’ère de l’Intelligence Artificielle.
Quand Thales et Atos s’écharpaient pour Gemalto
Reste que ces dernières années, les relations entre Thales et Atos étaient loin d’être au beau fixe. Comme je le racontais dans mon livre l’Emprise (Seuil, 2022), à l’automne 2017, le groupe Atos, alors dirigé par Thierry Breton, annonce une OPA (Offre Publique d’Achat) hostile sur la société de sécurité numérique Gemalto (issue de Gemplus, société française mythique qui fabriquait les premières cartes à puce), dont l’État est actionnaire, via le Fonds stratégique d’investissement. Fin décembre 2017, la bataille s’engage alors lors d’une semaine décisive. Alors que Thierry Breton a le soutien de Martin Vial à l’Agence de Participation de l’État (APE) et pense également être soutenu par le président Macron (qu’il n’a pas manqué d’informer), il se trouve confronté trois jours après son annonce, à une contre-offensive blitzkrieg de Thales.
Tandis qu’Emmanuel Macron part avec sa femme Brigitte au château de Chambord pour le week-end, une conférence téléphonique est organisée le vendredi soir entre Alexis Kohler et toute l’équipe de Thales, ainsi que leurs conseils. C’est notamment le banquier d’affaires François Roussely, un homme de réseaux qui était alors toujours très puissant sur la place de Paris (décédé début 2023, il fut notamment dans sa carrière l’ancien patron de la police nationale sous François Mitterrand et Pierre Joxe, et le puissant patron d’EDF), qui se trouve à la manœuvre pour Thales. Au téléphone Roussely dit au passage à Kohler, pour emporter l’offre : « c’est pour le bien de la France ! » Volte-face de l’État, Atos perd son soutien, et le lendemain c’est l’offre Thales qui l’emporte. Au grand dam de Thierry Breton, qui laisse éclater sa colère quelques jours plus tard dans le bureau du ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Mais le petit protégé de Bernard Arnault ne perd pas tout. À l’automne 2019, sur les recommandations du grand patron du luxe, Emmanuel Macron le fait nommer, contre l’avis d’Alexis Kohler, commissaire européen chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense, et de l’espace. Manifestement, l’État français n’avait pas anticipé encore de devoir trouver une solution au casse-tête Atos, faute d’anticipation et de réflexion stratégique.
Sacré enquête. Un tour d'horizon complet des tenants et aboutissants. Bravo.
Bravo je me suis inscrit à substack pour vous suivre, j’espère que vous allez continuer à suivre cette histoire qui est à l’heure actuelle un des plus gros dangers pour la souveraineté de la France.