Entre Alexis Kohler et la Société Générale, une vieille histoire
Le secrétaire général de l'Élysée a annoncé sa démission, et va rejoindre une banque qui est loin de lui être étrangère... Car la Société Générale a aidé à financer des paquebots pour l'armateur MSC.
Cette fois-ci, c’est la bonne : Alexis Kohler partira après le 20 avril de l’Élysée. Le tout puissant secrétaire général tourne enfin la page après avoir travaillé sans relâche aux côtés d’Emmanuel Macron depuis dix ans. Sa démission a été annoncée jeudi 27 mars. Celui qu’on surnomme en macronie le « vice-président » ou « AK 47 » est très vite devenu indispensable au plus jeune président de la Vème République. Il se met au service de ce dernier en 2014 en devenant son directeur de cabinet à Bercy. De fait, jamais un secrétaire général de l’Élysée n’avait eu autant de pouvoir. « Le numéro un bis de la République», comme me l’avait confié Jean-Pierre Jouyet, ancien SG de François Hollande, quand je travaillais sur mon livre L’Emprise dans lequel je consacre un chapitre à l’affaire Kohler intitulé « l’Amiral de l’Élysée ».
Durant près de huit ans, Alexis Kohler aura régné presque sans partage, arbitrant sur tout un tas de dossiers économiques, industriels, stratégiques et même diplomatiques : en particulier le dossier de l’énergie, avec le « nouveau nucléaire », le projet Hercule d’EDF (avorté), Engie, mais aussi Suez-Veolia, les difficultés d’Atos, les relations avec le Liban… Rien n’échappait à Alexis Kohler. Auprès du chef de l’État, seule Brigitte Macron pouvait rivaliser avec lui. Ces deux-là ne s’aimaient guère.
Du trio infernal à l’axe Kohler-Philippe
Avec le temps, ce trio infernal a fini par s’user. Dès la réélection de 2022, les tensions se multiplient entre le président et son principal collaborateur, comme je l’avais relaté dans une longue enquête publiée dans La Tribune : « Tensions à l'Elysée : la guerre secrète entre Emmanuel Macron et Alexis Kohler ». À l’époque, le haut fonctionnaire de l’ombre avait fini par s’imposer face à Brigitte Macron, en faisant nommer Élisabeth Borne à Matignon alors que le président avait arbitré dans un premier temps en faveur de Catherine Vautrin, poussée par la « première Dame ». De fait, il n’était plus rare que les petites mains de l’Élysée et les officiers de sécurité assistent à des engueulades et autres prises de bec entre les deux hommes. Ce fut le cas lors du remplacement de Borne par Gabriel Attal, qui n’était pas souhaité par Alexis Kohler.
Au fil des années, le principal collaborateur d’Emmanuel Macron n’a pas hésité à privilégier sa relation avec Édouard Philippe qu’il fréquenta à l’origine chez les jeunes rocardiens, puis au conseil d’administration du Grand Port maritime du Havre. Crime de lèse majesté aux yeux du président tant ce dernier ne supporte plus depuis longtemps son ancien Premier ministre et ses ambitions. Alexis Kohler et Édouard Philippe étaient pourtant régulièrement en contact, et multipliaient les coups de téléphone pour discuter notamment de leurs ennemis communs en macronie, comme Gabriel Attal, qu’AK s’est plu à surnommer « TPMG » (Tout pour ma gueule). Mais c’est avec la dissolution que le « vice-président » perdit de sa superbe à l’Élysée. S’il ne fut pas étranger à la nomination de Michel Barnier à Matignon, il ne s’est jamais fait à l’arrivée de François Bayrou à ce poste. Ces deux-là se haïssent depuis 2017.
De fait, si Kohler a été annoncé sur le départ à de multiples reprises par le passé (Il avait des vues sur Renault ou la Caisse des Dépôts), les rumeurs se faisaient de plus en plus insistantes depuis l’automne 2024. On apprit alors que le SG avait sollicité la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), afin de se renseigner sur un éventuel conflit d’intérêts s’il rejoignait un poste dans le secteur privé.
La Société Générale, un second choix ?
C’est finalement la Société Générale qui a décidé de l’embaucher comme directeur général adjoint. Un second choix ? Selon une source proche du Château, Alexis Kohler aurait tenté dans un premier temps de rejoindre la BNP Paribas… mais Jean-Laurent Bonnafé, le directeur général, ne l’aurait pas voulu ainsi.
Dans son communiqué, la Société générale indique qu’Alexis Kohler « assistera le directeur général [Slawomir Krupa] dans la mise en œuvre des programmes de transformation de l’entreprise ». Ex-mastodonte de la place de Paris, la banque ne s’est jamais remise de la crise de 2008 et de l’affaire Kerviel, et continue de se “restructurer” à marche forcée, notamment à coups de suppressions de postes. Mais à la Société Générale, Alexis Kohler va être également bombardé président de la banque d’investissement pour « coordonner de façon globale les activités de fusions et acquisitions, de marché des capitaux actions et de financements d’acquisition ainsi que les équipes chargées des relations clients ». Manifestement, la Société Générale est alléchée par le carnet d’adresses bien fourni de l’ex-SG de l’Élysée. Mais du côté de la HATVP, impossible de savoir quels dossiers précis ne pourront pas être traités par le futur salarié du privé. L’instance censée “chasser” les conflits d’intérêt des responsables politiques et hauts fonctionnaires ne communique pas à ce sujet.
Si Alexis Kohler s’éloigne donc du pouvoir politique en quittant l’Élysée, son retour dans le privé ne signifie pas pour autant qu’il réussira à échapper aux lumières médiatiques dans les prochaines semaines et les prochains mois. En effet, la justice reproche à Alexis Kohler d’avoir caché ses liens avec la famille Aponte, propriétaire de l’armateur mondial MSC (des cousins de sa mère), alors qu’il exerçait des fonctions à Bercy – comme haut fonctionnaire, puis comme conseiller en cabinet – où il s’est retrouvé à traiter des questions relatives au groupe de transport, un des principaux clients des chantiers navals de Saint-Nazaire (détenus alors par la société STX).
Un « pacte du silence » entre « initiés »
Ce 2 avril, la Cour de cassation doit justement se prononcer sur la demande de prescription déposée par les avocats d’Alexis Kohler sur les faits du dossier avant 2014, alors que la Cour d’Appel de Paris avait débouté celle-ci en novembre dernier (j’y reviendrai dans un prochain article cette semaine), confirmant en tous points l’analyse des magistrats instructeurs qui dénoncent un « pacte du silence » autour d’Alexis Kohler entre « initiés » et constatent l’absence réelle de déport du haut fonctionnaire dans ses fonctions passées. En octobre, j’avais publié dans Marianne une enquête exclusive dévoilant un certain nombre de mails clés de Bercy qui n’apparaissent pourtant pas, selon mes informations, dans le dossier d’instruction (article à lire). Or, dans ces mails, couvrant la période où Alexis Kohler était directeur adjoint au cabinet de Pierre Moscovici entre 2012 et 2014, apparait la Société Générale dans des discussions relatives au financement des paquebots construits par STX à Saint-Nazaire…
Reprenons : depuis le début de l’affaire, Alexis Kohler et certains de ses collègues expliquent aux enquêteurs qu’un déport, certes informel, a été organisé concernant sa personne au sujet de MSC au sein du cabinet Moscovici. Mais rien n’a jamais été formalisé. De fait, l’enquête démontre que la majorité des hauts fonctionnaires de Bercy n’étaient pas au courant de la situation familiale d’Alexis Kohler et ignoraient l’existence d’un tel déport « informel » au sein du cabinet Moscovici, pas même Ramon Fernandez, directeur général du Trésor jusqu’en 2014.
Au cours de l’enquête, 18 notes sur le sujet STX-MSC sont découvertes. Alexis Kohler est rendu destinataire d’au moins cinq d’entre elles. Il est informé de la mauvaise situation de STX et de son besoin d’obtenir des commandes. Aux juges qui s’étonnent qu’il ait reçu ces notes du Trésor et de l’Agence des participations de l’État (APE), Alexis Kohler répond : « Je n’ai jamais demandé à recevoir des notes […] Je ne suis jamais intervenu dans le circuit des notes qui était totalement standardisé. »
Or, entre avril 2013 et janvier 2014, Julien Denormandie, alors conseiller à Bercy, n’hésite pas à transférer ses échanges de mails avec les dirigeants de STX, de MSC et de l’APE au directeur de cabinet, Rémy Rioux, ainsi qu’à son adjoint, Alexis Kohler, censé être tenu à l’écart de ces dossiers. Au cours de ces échanges, il est question de l’achat par MSC de deux paquebots pour 1,4 milliard d’euros. En septembre 2022, les juges s’en étonnent devant Kohler : « Si votre déport est “clair et complet” pour reprendre les termes de M. Rioux, pour quelles raisons recevez-vous ces mails en copie ? »
« Si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen »
Entre 2012 et 2014, Alexis Kohler continue d’être sur le pont au sujet des dossiers STX et MSC, sur la question plus spécifique du financement, comme j’ai pu le constater à la lecture de dizaines de mails échangés entre le cabinet Moscovici et la direction générale du Trésor, mais aussi avec le cabinet du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Longtemps maire de Nantes, l’hôte de Matignon surveille alors ce dossier comme le lait sur le feu.

Le 17 décembre 2012, Julien Denormandie adresse un mail très détaillé à plusieurs conseillers, dont Kohler, au sujet du financement du « contrat Oasis 3 », entre STX France et l’un des principaux concurrents de MSC, la Royal Caribbean Cruises Ltd (RCL). Il est fait état d’échanges entre STX et la Société générale pour mettre en place un crédit acheteur, ainsi que le préfinancement, qui s'élèverait à 700 millions d’euros. Les banques ne souhaitent pas prendre de risque avec STX. L’interlocuteur de Denormandie à la Société générale lui souligne que seule une demande politique forte auprès de Frédéric Oudéa, alors directeur général de la banque, pourrait débloquer la situation. Denormandie conclut son mail en impliquant l’actuel secrétaire général de l’Élysée : « En parallèle, Rémy/Alexis, je pense que ce serait vraiment utile si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen pour commencer à leur signaler toute l’importance de ce dossier et la nécessité qu’ils interviennent sur le pré financement. »
Ces discussions sur le financement du « contrat Oasis 3 » profiteront également au concurrent de la Royal Caribbean Cruises Ltd. Ainsi, en juin 2014, alors que Manuel Valls est désormais à Matignon et que Pierre Moscovici n’est plus ministre des Finances, la Société générale accordera un prêt de 200 millions d’euros à… MSC.
Pour approfondir le dossier, en plus de mes enquêtes publiées dans Marianne en 2024 (avant mon départ du magazine fin février 2025), vous pouvez également relire mes articles dans Off Investigation sur l’audition d’Alexis Kohler devant les juges :
Ou écouter l’émission “Affaires sensibles” de France Inter consacrée à Alexis Kohler, le 5 décembre 2022, peu de temps après sa mise en examen, dans laquelle je suis longuement interviewé : Alexis Kohler, l’ombre du président Macron.