Affaires Areva : « Vous êtes au cœur du réacteur »
J'ai interviewé pour "la boîte noire" (Au Poste), l'ex-syndicaliste Maureen Kearney qui s'est retrouvée dans une affaire d'État dans le nucléaire. L'occasion de revenir sur mes enquêtes sur Areva.
Dans le monde médiatique, il y a des sujets qui font facilement le buzz, et il y a les autres. Souvent, pour qu’il y ait scandale, il faut frapper l’opinion. Bien évidemment, à ce jeu-là, certaines enquêtes journalistiques passent sous les radars de la controverse publique. C’est d’autant plus vrai quand ces dossiers concernent des secteurs stratégiques comme l’armement ou le nucléaire. Pour mon émission “la boîte noire”, diffusée depuis l’automne sur la chaîne Au Poste du journaliste David Dufresne, j’ai justement interviewé l’ex-syndicaliste d’Areva, Maureen Kearney, qui s’est retrouvée dans une affaire d’État entre la France et la Chine.
L’occasion pour moi d’interroger Maureen Kearney sur son rôle de lanceuse d’alerte, sur les limites en France de la justice et du journalisme, sur la corruption dans les secteurs stratégiques, et sur l’intérêt de la fiction pour questionner le réel et faire de la pédagogie. Cet entretien a déjà été visionné par près de 3000 personnes, mais il mériterait d’être vu par davantage de monde.
Les bas-fonds de l’industrie nucléaire
« La France n’est pas une démocratie aboutie », constate sobrement Maureen dans son témoignage. Son histoire le démontre. Les faits remontent à une dizaine d’années. Après plusieurs mois de combat syndical et d’alertes multiples auprès des responsables politiques de l’époque (notamment Arnaud Montebourg et Bernard Cazeneuve), Maureen Kearney est agressée en décembre 2012 dans sa maison et retrouvée ligotée sur une chaise, le manche d’un couteau enfoncé dans le vagin. Sur son ventre, un « A » a été gravé avec une lame. Face à cette agression sauvage, les gendarmes chargés de l’affaire vont pourtant conclure que la victime a tout inventé. Condamnée par le tribunal de première instance pour mensonge, Maureen Kearney réussit après de longues années à prouver son innocence. Elle est relaxée en appel en 2018. Un an après, exténuée par cette double épreuve, broyée par la machine judiciaire, Maureen Kearney décide finalement de retirer sa plainte pour viol pour tenter de retrouver la tranquillité. Aucune enquête n’a donc été lancée pour comprendre quels responsables se cachent derrière cette agression servant clairement à intimider.
Avec ce dossier, on plonge dans les bas-fonds de l’industrie nucléaire française, sur fond de « raison d’État », petites lâchetés et grandes compromissions des responsables politiques. On y croise l’intermédiaire Alexandre Djouhri, d’autres acteurs de la Sarkozie. les dirigeants d’Areva et d’EDF Anne Lauvergeon et Henri Proglio, des ministres socialistes, et CGN, une grande entreprise chinoise d’électricité… Un véritable thriller. Justement, en 2022, le cinéma français va s’emparer de toute cette histoire en sortant le film “La Syndicaliste” du réalisateur Jean-Paul Salomé, inspiré du travail d’enquête de la journaliste Caroline Michel-Aguirre de l’Obs. À l’écran, Maureen Kearney est interprétée par Isabelle Huppert. Ce film a été l’occasion de permettre à un plus large public de découvrir ce scandale.
En 2022, lors de l’avant-première parisienne de La Syndicaliste, le producteur du film, Bertrand Faivre, s’est justement étonné d’un pays dans lequel la « raison d’État » s’impose souvent sur nombreux dossiers amenant les journalistes et lanceurs d’alerte à naviguer d’une manière bien solitaire : « C’est étrange de constater que dans notre démocratie, pour faire vivre les contre pouvoirs, comme les syndicats, la presse, la notion de « courage » doit intervenir ».
Un montage financier suspect entre Areva et le Niger
De mon côté, j’ai commencé à enquêter sur Areva il y a tout juste dix ans sur ce qui deviendra le dossier de « l’uraniumgate », et que l’on retrouvera dans la série d’articles des « Dubaï Papers » publiée dans l’Obs trois ans plus tard. En 2015, je publie ainsi une enquête très précise de trois pages dans le magazine Marianne dévoilant pour la première fois un montage financier suspect entre Areva et le Niger : « Areva : 18 millions de perdus… pas pour tout le monde ! ».
Dans la torpeur de l’été, j’expliquais ainsi que le groupe nucléaire français avait procédé à plusieurs transactions à l’automne 2011 allant jusqu’à 320 millions de dollars entre différents acteurs entre la France, la Russie, le Liban et le Niger. Selon les éléments de langage de la communication d’Areva, il s’agissait alors d’une opération de trading d’uranium qui aurait mal tournée. Contacté, le groupe reconnaissait ainsi très officiellement la perte de 18 millions d’euros dans ces opérations suspectes, comme vous pouvez le voir dans ce mail :

Trading d’uranium ? La ficelle est un peu grosse. En effet, il s'avère que les prix de chaque opération ont été fixés en réalité quelques mois plus tôt, en juillet 2011, à travers des contrats - dont je me suis procuré une copie - qui ne présentent aucune clause de révision des prix en fonction notamment de l'évolution du cours de l'uranium. Chaque intermédiaire était donc assuré de réaliser de confortables bénéfices sans aucune justification économique apparente. Aucune trace de trading dans cette histoire. Dans mon article j’expliquais d’ailleurs : « Cette somme aurait été versée par le groupe nucléaire en commissions occultes à différents intermédiaires, dans le cadre de contrats de livraison d'uranium brut, en 2011 ». Et je concluais : « Qui a décidé ces opérations et qui en a été informé au niveau non seulement de la division minière, mais aussi de la direction générale du groupe Areva ? Pourquoi les transactions d’uranium ont-elles été décidées dans la précipitation, dès le mois de juillet 2011, quelques jours après le débarquement d’Anne Lauvergeon de la présidence d’Areva par Nicolas Sarkozy ? Quel rôle ont joué les mandataires sociaux d’Areva UG, Sébastien de Montessus et Jean-Michel Guiheux, qui ont refusé de nous répondre ? Enfin, et là est sans doute l’essentiel : quels ont été les véritables destinataires des 18 millions d’euros versés par Areva ? »
Une enquête préliminaire suivie d’une instruction
Justement, deux mois plus tard, j’apprends que le Parquet National Financier (PNF) n’est pas non plus convaincu par les premières explications d’Areva et a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire. C’est ce que je relatais dans un nouvel article en septembre 2015 dans lequel je précisais déjà : « L’argent en question aurait ensuite trouvé refuge dans des zones franches aux Émirats arabes unis et à Hong Kong ».
Il faudra attendre 2017 pour voir le dossier s’accélérer avec tout d’abord de nouvelles révélations dans la presse nigérienne qui surnomme alors le montage financier suspect « l’uraniumgate ». Et puis, cette année-là, des perquisitions sont réalisées au siège d’Areva en novembre. Mais alors que L’Obs publie deux ans plus tard un nouvel article sur ce montage financier, malheureusement passé plutôt inaperçu dans les médias, ce n’est qu’en 2020 que le PNF décide d’ouvrir finalement une information judiciaire (donc la nomination de juges d’instruction) pour corruption au terme de cinq années d’enquête préliminaire. Et selon mes informations, cette instruction n’est toujours pas encore clôturée cinq ans plus tard. Guère étonnant pour une affaire qui n’a guère été médiatisée en France en dehors de Marianne et de L’Obs.
Mais ce n’est pas le seul dossier concernant Areva sur lequel j’ai travaillé. Au printemps 2023, je retrouve dans le second volet de l’affaire Uramin une partie des protagonistes qui apparaissent dans le dossier de « l’uraniumgate », notamment Sébastien de Montessus, l’ancien numéro 3 du groupe chargé des mines d’uranium, et surnommé « le baron noir d’Areva ». Pour le site Off Investigation, je dévoile en effet un rapport de la brigade financière riche d’enseignements comme je le relate dans cette vidéo :
Pour Off, je consacre alors deux longs articles, qui auront un certain écho sur le réseau social LinkedIn. C’est suite à ces articles et cette vidéo qu’une de mes sources dans le renseignement tiendra à me dire dès le début d’un rendez-vous qui n’avait pas pour objet initial d’aborder ce dossier : « Avec ces articles, vous êtes au cœur du réacteur ». Et d’ajouter que dans ces domaines de la zone grise de la corruption où les compétences sont rares, il n’est pas étonnant de retrouver toujours les mêmes acteurs, tout en me prévenant : « Vous savez, c’est comme dans le domaine financier et bancaire, on se retrouve ici face à des dossiers judiciaires du type “too big, too fail” [Expression américaine qu’on pourrait traduire par “trop gros pour faire faillite”]. Autant dire que ces dossiers n’aboutiront jamais sur grand chose. Il y a trop d’intérêts en jeu… ». Une manière bienveillante de me prévenir qu’il ne sert à rien pour moi de creuser davantage ? En tout cas, exactement à la même période, un autre contact a joué les intermédiaires suite à la publication de ces deux articles en me transmettant des menaces très claires.
Il ne s’agissait pourtant que d’un rapport de la brigade financière :
Le baron noir d’Areva
Le comte de Montessus au coeur de l’affaire Uramin (1-2). 26 avril 2023.
Le rachat en 2007 par Areva (l’ancien groupe nucléaire français fondé par Anne Lauvergeon) de gisements d’uranium en Centrafrique continue de réserver de nombreuses surprises. La justice a ouvert deux informations judiciaires, la seconde portant sur des soupçons d’escroquerie et de corruption lors de l’acquisition d’Uramin. Sébastien de Montessus, ancien patron du secteur minier d’Areva, se trouve au centre d’investigations judiciaires dont Off Investigation révèle la teneur. Parmi les découvertes des policiers : une partie de l’argent d’Areva a été reversée à une société liée à Patrick Balkany !
Dans ce dossier complexe, qui a déjà connu de multiples rebondissements, la justice s’intéresse plus particulièrement à un personnage peu connu du grand public, le comte Sébastien de Montessus, patron de la Business Unit Mines d’Areva entre 2007 et 2012. Surnommé le « baron noir » d’Areva, cet ancien bras droit d’Anne Lauvergeon s’était ensuite opposé à elle. Sébastien de Montessus a été mis en examen le 29 mars 2018 pour « corruption d’agent public étranger », « corruption privée », et « abus de confiance », sur des faits qu’il conteste vivement. Quatre ans plus tard, la brigade financière de Paris a rendu à la juge d’instruction Anne de Pingon une partie de ses conclusions dans un rapport fouillé de 55 pages. Les policiers y emploient des mots très durs à l’égard de Sébastien de Montessus et, démontant ses arguments de défense, multiplient les soupçons.
Daté du 2 décembre 2022, et co-signé par le chef de la brigade financière, ce document expose l’« enquête concernant la gestion des actifs miniers du groupe Areva détenus en République centrafricaine suite à l’acquisition d’Uranim en 2007 ». Off investigation a pu consulter en intégralité cette pièce supplémentaire du dossier tentaculaire Uramin.
60 millions d’euros pour un intermédiaire belge
Ce chapitre de l’affaire concerne la Centrafrique, où Uramin détenait un gisement d’uranium près de Bakouma. Immédiatement après le rachat de la société minière, Areva se retrouve face à de nombreuses difficultés avec les autorités locales. Le président du Centrafrique de l’époque, François Bozizé, fait savoir qu’il ne reconnaît pas les effets juridiques de l’OPA d’Areva sur Uramin et que les droits miniers d’Uramin ne lui appartiennent pas !
En parallèle de ce bras de fer avec les autorités centrafricaines, le groupe français s’engage pourtant dans le rachat de permis miniers dans le secteur de Bakouma pour tenter d’augmenter la rentabilité du gisement originel, ce qui est classique dans le secteur des mines. Sauf que les investigations constatent de nombreuses irrégularités. Les enquêteurs concluent ainsi leur rapport : « La gestion de cet actif et les difficultés rencontrées par Areva avec les autorités locales sont à l’origine de paiements largement indus en direction de comptes publics de la République Centrafricaine mais également vers un intermédiaire, M. George Forrest, sous couvert de rachat de permis miniers ».
Et les policiers d’ajouter : « Une partie des sommes payées à cet homme d’affaires fut rétrocédée à des individus proches du pouvoir centrafricain (dont M. Fabien Singaye conseiller spécial du président Bozizé) ». Au total, 60 millions d’euros ont été versés par Areva entre 2009 et 2010 à George Forrest, un entrepreneur belge présent en République Démocratique du Congo, notamment dans le secteur minier.
Selon les informations de Off Investigation, c’est bien sur ce dossier centrafricain que Georges Forrest a été mis en examen dans ce second volet de l’affaire Uramin pour « recel d’abus de confiance », « recel d’abus de bien social » et « corruption ».
Des amitiés utiles avec des proches de Nicolas Sarkozy
À l’origine, Forrest commence à travailler auprès d’Areva sur ce dossier centrafricain par l’intermédiaire de Sébastien de Montessus « qui connaissait des gens à l’Élysée », témoigne auprès des enquêteurs Daniel Wouters, ancien responsable du développement et des acquisitions de la division Mines d’Areva, lui aussi mis en examen sur ce volet de l’affaire pour complicité de « corruption d’agent public étranger », « abus de confiance » et « corruption privée ». Si l’on en croit Daniel Wouters, c’est « Patrick Balkany qui a ensuite donné à Sébastien de Montessus le contact de George Forrest ». Patrick Balkany, rappelons-le, est un ami de toujours de Nicolas Sarkozy et une figure des réseaux de la Françafrique.
Durant le quinquennat Sarkozy, Sébastien de Montessus avait l’habitude de fréquenter Bernard Squarcini et Claude Guéant. À l’époque, le patron de la division Mines d’Areva avait ses entrées à la cellule diplomatique de l’Élysée : Montessus est un proche de Damien Loras, jeune et ambitieux conseiller Asie centrale, Russie et Amériques, et d’Olivier Colom, sherpa adjoint, lequel a depuis rejoint le conseil d’administration d’Endeavour Mining, tout en se mettant à son compte comme consultant. C’est que son ami Sébastien de Montessus est depuis 2012 le PDG de la société minière Endeavour Mining – située à Londres, spécialisée dans l’extraction d’or, et dont l’actionnaire principal est le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, proche de la droite française.
Deux versements douteux à une société liée à Patrick Balkany
À l’époque, la collaboration entre George Forrest et Areva débute après des accords passés entre 2008 et 2009 entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire français, dont les termes interrogent les policiers comme Off Investigation le détaillera dans un prochain article. Si George Forrest était censé récupérer de nouveaux permis miniers en Centrafrique pour le groupe nucléaire, la Brigade financière a découvert au cours de ses investigations de nombreuses « rétrocessions » effectuées par l’intermédiaire.
Parmi celles-ci, deux paiements de 2,5 millions de dollars, soit 5 millions de dollars, effectués les 18 et 28 juin 2009 par George Forrest à une société panaméenne dénommée Himola disposant de comptes bancaires à Singapour et liée à Patrick Balkany. « Himola Cie Corp dont les investigations dans un dossier distinct permettaient d’établir qu’elle était liée de manière indirecte à Patrick Balkany », précisent les policiers dans leur rapport. Une indication d’importance, car la société Himola Cie Corp, ses comptes à Singapour, et ces virements de 5 millions de dollars se sont retrouvés au cœur du procès des époux Balkany en juin 2019. La justice avait condamné lourdement les deux élus de droite pour blanchiment et fraude fiscale, décision confirmée en appel.
Une partie de ces 5 millions ont permis aux époux Balkany d’acquérir indirectement une luxueuse villa à Marrakech. Lors du procès, les juges avaient estimé que la somme correspondait à une commission due à Patrick Balkany pour avoir permis un projet d’exploitation d’uranium en Namibie. L’élu avait nié tout en bloc. Manifestement, cet argent provient du projet minier d’Areva en Centrafrique et des millions que le groupe nucléaire avait alors donné à George Forrest.
Off Investigation a contacté l’un des avocats de Patrick Balkany pour savoir si l’ancien maire de Levallois souhaitait réagir : « zéro commentaire de mon client », a-t-il répondu. De son côté, l’avocat parisien de George Forrest rappelle à Off que « les deux virements de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola de Monsieur Balkany à Singapour auxquels vous faites référence ont été jugés comme parfaitement réguliers et légaux par la justice française, au tribunal et devant la Cour d’appel de Paris ». Quant aux éléments apportés par la brigade financière, c’est-à-dire la liaison entre l’argent touché par George Forrest pour sa mission en Centrafrique et les deux transferts de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola, l’avocat de George Forrest les qualifie « d’allégations fausses » et « fantaisistes », rappelant que la justice avait déjà considéré que ces versements provenaient d’une commission légale liée à un projet d’exploitation d’uranium en Namibie.
Des fonds pour l’acquisition d’un voilier de 30 mètres
Mais ce n’est pas la seule surprise de l’enquête de la brigade financière. Toujours selon le rapport des policiers, « en 2010 une partie du dernier paiement de 10 millions d’euros d’Areva NC [la partie du groupe nucléaire spécialisé dans le cycle du combustible, ndlr] à M. Forrest a servi au financement d’un projet d’acquisition de bateau dans lequel M. Sébastien de Montessus avait un intérêt ».
Le yacht s’appelle le Cape Arrow, d’une valeur estimée de 7,5 millions d’euros. L’exploitation du disque dur saisi en perquisition chez Sébastien de Montessus a permis la découverte de documents mettant en évidence le rôle de l’intéressé, à compter de juillet 2010, dans l’acquisition de ce luxueux voilier de trente mètres construit par l’entreprise sud africaine Southern Wind Shipyard ltd. Comme l’a révélé Médiapart, Sébastien de Montessus y séjourne gratuitement avec sa famille en juillet 2012 pour une semaine de croisière après son départ du groupe nucléaire. Mais depuis, les policiers ont découvert qu’une partie de l’argent qu’Areva a versé à George Forrest dans le dossier centrafricain a bien servi à financer la construction de ce yacht. Il s’agit d’un acompte de 750 000 euros versé en septembre 2010 au chantier naval sud africain, via une société financière Helin International au coeur du scandale des « Dubai papers » révélés par l’Obs.
À ce sujet, les policiers n’hésitent pas à parler dans leur rapport d’une « rétrocommission ». Car Helin International a été « précisément celle qui fut destinataire » d’une somme de 1,5 millions d’euros payée par George Forrest en juin 2010, « grâce à la trésorerie de 10 millions d’euros payée par Areva NC le 18 janvier 2010 ». L’enquête a par ailleurs établi que Sébastien de Montessus avait été le seul interlocuteur et négociateur du chantier naval.
Ainsi, l’intéressé a négocié au départ l’acquisition du yacht pour le compte d’Haddis Tilahun, un homme d’affaires namibien qui s’est par la suite désisté subitement sans raison précise. Puis la société Helin International s’est proposée d’acquérir le yacht, et a versé un acompte avant elle aussi de se raviser (l’acompte a été conservé par le chantier naval). Les policiers remarquent au final que le yacht a été « cédé en dernier lieu à un trust irlandais susceptible de correspondre à la société Tushar Shopping Limited » et écrivent que « la suite des investigations permettait de recueillir plusieurs déclarations confirmant que M. Sébastien de Montessus, en 2010, agissait dans son intérêt personnel, exclusif ou partagé avec M. Haddis Tilahun et George Forrest ».
Interrogé le 6 novembre 2018 par les policiers, Sébastien de Montessus confirme son intérêt dans l’acquisition du bateau, et fait état de l’accord de Haddis Tilahun pour acheter le yacht seul puis avec d’autres partenaires, enfin plus du tout, et ajoute avoir sollicité George Forrest pour prendre en charge une partie du prix d’acquisition.
Aujourd’hui contacté par Off Investigation, l’avocat parisien de Sébastien de Montessus s’est refusé à tout commentaire sur une instruction en cours. Off a également pu échanger avec une partie de l’entourage de l’ancien patron des Mines d’Areva, entourage qui s’étonne d’« un rapport de la brigade financière qui ne prend pas en compte la réalité de la vie d’une entreprise » et qui rappelle que « tout a été fait dans les règles de compliance en Centrafrique par la direction d’Areva ».
Sur ces derniers éléments de l’enquête policière, l’avocat de George Forrest se refuse également à tout commentaire. Mais selon les informations de Off, un rapport sur les permis détenus par George Forrest en Centrafrique, finalisé le 7 décembre 2020 par l’expert Keith Spence, a été versé au dossier d’instruction. Ce rapport, demandé à l’origine par l’homme d’affaire belge, tente d’expliquer que les permis que ce dernier détenait constituaient une « valeur spéciale ». Ce que contredisent les policiers dans leur rapport.
10 millions d’euros pour un permis « sans valeur »
Dans leur enquête, les policiers de la Brigade financière s’intéressent aussi aux conditions du versement par Areva en janvier 2010 de 10 millions d’euros supplémentaires à George Forrest. « Ce dernier paiement au profit de M. Forrest permettait de servir divers intérêts personnels », constatent les enquêteurs. Dans le cadre des négociations entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire, George Forrest est « vraisemblablement en position de force », et se sent « soutenu par Sébastien de Montessus », comme ils le rapportent également.
En interne chez Areva, ces 10 millions d’euros sont justifiés par l’achat d’un permis minier supplémentaire dénommé « Bakouma Sud » qui est pourtant « non désiré et sans valeur », critiquent les policiers. Dans un courriel du géologue d’Areva, Jean-Pierre Milesi, datant du 30 septembre 2009, le permis Bakouma Sud est décrit sans « aucun intérêt ». Ce n’est pas le seul cadre d’Areva sceptique à l’automne 2009. Malgré les critiques, le dossier finit par aboutir. Le 15 décembre de cette année-là, il est indiqué dans une présentation Powerpoint que l’acquisition du permis Bakouma Sud « pourrait continuer à sécuriser une partie substantielle de la zone de Bakouma et atteindre son objectif de taille critique ». Étrangement, aucune donnée chiffrée relative aux ressources en uranium n’est fournie à l’appui de cette affirmation.
Une note préparée par Daniel Wouters intitulée « amendement au contrat Areva-Groupe Forrest : acquisition d’un permis supplémentaire en RCA » est envoyée le 20 décembre par mail par Sébastien de Montessus à différents cadres de la BU Mines avec ce commentaire : « Sujet bien évidemment “touchy”, sur lequel je compte sur votre discrétion… » Puis le lendemain, il l’envoie à Jacques Peythieu, haut cadre de la division Mines, avec ce mot : « Je propose que l’on se voit dans la journée pour en discuter et te donner tout le background “complexe” de ce sujet ». Ce mail suscite l’étonnement de Jacques Peythieu qui répond le jour même qu’il ne voit pas l’urgence à verser 10 millions de dollars supplémentaires pour récupérer un permis d’exploration. Différents cadres, notamment à la direction financiere de la BU Mines, expriment leur étonnement, leurs réserves ou leur opposition à l’opération.
Un avenant au contrat malgré les réserves de cadres d’Areva
Les policiers découvrent que Sébastien de Montessus a alors insisté auprès de ses équipes pour ajouter quelques slides Powerpoint « avec des données chiffrées improvisées et hypothétiques » pour obtenir « l’aval du management d’Areva NC » afin d’acquérir le permis Bakouma Sud. « Il n’est pas d’usage de faire un business plan alors qu’on n’a pas fait les sondages permettant d’estimer les ressources économiques. Le tonnage espéré sur ces extensions n’avait pas de réalité physique », cingle Jacques Peythieu lors de son audition devant les policiers.
Avec tous ces éléments, les policiers de la Brigade financière n’hésitent pas à conclure leur rapport en chargeant Sébastien de Montessus : « Finalement, il apparait au vu des développements qui précèdent, qu’en 2009, M. De Montessus a usé de toute sa persuasion auprès des instances dirigeantes d’Areva pour faire acheter auprès de M. Forrest un permis minier supplémentaire et surtout non véritablement recherché, au prix de 10 millions d’euros. Avec les fonds obtenus, M. Forrest a financé l’acompte de 750 000 euros destiné au chantier naval qui devait vendre le Cape Arrow à M. De Montessus et des associés sollicités par le directeur de la branche Mines d’Areva ».
De fait, en dépit des réticences internes et de l’absence de justification économique à acquérir ce permis, un avenant au contrat entre George Forrest et Areva est bien signé le 30 décembre. Le 18 janvier 2010, Areva verse les 10 millions d’euros sur le compte personnel de George Forrest ouvert en Suisse. Sébastien de Montessus obtient pour cela le 12 janvier une délégation de signature de Didier Benedetti, directeur général délégué d’Areva NC.
Quelques semaines plus tôt, en décembre, Areva avait reçu un courrier du ministre des Mines de la République centrafricaine, rendu public par Africa Mining Intelligence, dans lequel le groupe français était mis en demeure de débuter la phase d’exploitation du projet Bakouma en 2010 conformément aux engagements pris. « Année 2010 dont nous précisons qu’elle correspondait aux élections présidentielles en Centrafrique », écrivent à ce propos les policiers de la Brigade financière. Parmi les différentes « rétrocessions » effectuées par George Forrest, beaucoup d’entre elles concernent la Centrafrique…
Marc Endeweld
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